Sylvie Durbec,
En résidence à la Maison de la Poésie de Rennes

vendredi 30 novembre 2012

Soutine/Bleu/ écrit à Beauséjour



  

ciel de traîne, bleu prison
SOUTINE




Le vent est bleu, découvrait le peintre et il le savait depuis 1919.

A Cagnes, je l’avais enterré sous le rouge bordant les marches d’escaliers et les yeux des enfants, à Céret dans le toit des maisons, ensuite au Blanc en ouvrant à deux mains le ventre des bêtes, habillant plus tard de rouge les idiots et les morts, ne me lassant jamais de signer mon nom en rouge.


Et voilà que le bleu revenait, ce froid qu’il avait redouté et fui en compagnie de Kikoine, voilà qu’il s’étalait du ciel à la terre, de l’herbe aux nuages.
La couleur des prisons est le  bleu.
De la mer, du ciel et de la chair morte.


Seule la flèche du chemin où se mêlait un peu de rose échappait au bleu. Comme la robe retroussée de Hendrickje, la servante de Rembrandt. Le tableau avait été peint en 1654. Cette robe blanche, la première fois qu’il l’avait observée, il l’avait comprise pour ce qu’elle était, une manière pour le vieux peintre de se sauver. Mais le chemin qu’il avait peint, lui, Soutine, en 1939, se souvenant de la belle matière, ne permettrait pas aux enfants d’échapper à ce qui les poursuivait depuis la Lituanie.


Ce n’était pas un torrent, ni la chaleur, ni le ciel de Céret.
Ni même la neige de Lituanie.
Là-bas en ce temps tout était rouge.
Mais bien autre chose de noir et de bleu.
Les souvenirs longtemps avaient pris la couleur des rochers et des viandes.
Tout ça saignait dans sa mémoire mais ça n’avait rien de triste.
Et puis tout avait basculé.


Peut-être était-ce venu avec la musique. L’Allemande. Une musique bleue, naturellement. Presque noire comme une forêt. Il ne s’était pas méfié. On ne se méfie pas de la beauté. C’était lui qui avait voulu s’en emparer comme de tout ce qui le précipitait dans la sauvage acceptation du monde. Mais là point de folie. Une douceur mortelle.
Car la musique de Bach était la plus belle du monde, au point qu’il avait cru le compositeur encore vivant. Avait demandé à le rencontrer. On lui avait ri au nez. Mais lui : je suis Chaim Soutine, le peintre. Il avait acheté tous les disques[1].


Et là, au fond de lui, au milieu de son corps, ce trou.
Hurlant. Trou du ventre. Rouge. Mais non, bleu, avait murmuré la petite voix. Personne ne comprend ce que tu veux dire quand tu dis : cette douleur est bleue. Et pourtant c’est vrai. Mais les médecins ne savent pas ce que je veux dire en utilisant de la couleur pour décrire une souffrance. Ils ne savent rien du tout! Sont bêtes brutes ignorantes !
Pour eux l’intérieur d’un homme est rose, à la rigueur rouge, mais bleu…
Non seulement ils me croient fou, mais disent que je suis un malade imaginaire !


Heureusement le blanc apaise un peu le cri, panse un peu la plaie.
Il faut juste que nous trouvions lait et bonbons.
Du lait pour la douleur.
Des bonbons pour les enfants.
C’est vrai que parfois cette pauvre femme m’offre des glaïeuls. Pour me redonner du rouge et rendre un peu de couleur à mes vieilles toiles.
Parfois aussi le feu.
Pendant longtemps arbres et maisons. Quelques vivants presque morts. Des enfants idiots et fanfarons.
Et enfin ceux-là, sortis en courant de l’école et moi, avec mes pinceaux et mes couleurs, bleu, vert, blanc, tentant de les rattraper.
Les bonbons pour les appâter.
Et les capturer vifs pour calmer l’irritante douleur.


Mais le bleu recouvrait la toile. Même le noir de leurs sarraus virait au bleu.
Le vert lui-même, j’en venais à le voir bleuir et s’envenimer, comme l’herbe, comme les feuilles au bout des branches.



Le tableau de 1939 a été peint au futur.
Tout parle la langue de la fuite et du départ.
Il faut se dépêcher de rentrer.
Il faut se hâter de partir.
Retour de l'école, après l'orage. Deux enfants se tiennent par la main en sarrau noir, l'un  semble avoir les jambes nues. Le ciel est traversé de traînées nuageuses et le vent agite les arbres courts et l'herbe des prés que le chemin traverse. Ciel de traîne.
Le bleu domine. Avec le vert et le blanc.
Pas de signature visible. Je n’emploie plus le rouge.
Les enfants avancent sur un chemin blanc qui ressemble aux nuages et à la robe de la femme sur le tableau imité de Rembrandt.
C'est un beau morceau de peinture.
Qui fuit sur le chemin?
Où est la maison des enfants? Ils ont quitté l'école et l'orage et courent vers ce que vous ne pouvez pas voir. Hors du tableau.


Je repars en Lituanie. Les allemands sont à Paris.
Dit Soutine en montant dans l’ambulance.


L’hôpital sera blanc.
Les draps, le carrelage.
C’est ainsi qu’on soigne le sang en France.
Avec du blanc comme le lait dont j’ai arrosé mon ulcère.
Mais le lait comme le blanc des yeux devient bleu.
A cause de la lumière du scyalitique[2].


Mon ventre ouvert est bleu.
Des gens s’affairent, effrayés.
La mort est là, disent-ils, en croyant que je ne peux les comprendre.
C’est un juif, dit un médecin.
Sans étoile, ajoute une infirmière.
Ni mauvaise, ni bonne, conclut l’anesthésiste.
Certains ont ri. D’autres, pas.


Sur mon ventre refermé une femme a disposé des glaïeuls entrelacés à mes mains sales. Elle savait que je ne pourrais pas refuser. Ils étaient blancs.
Mais mon cadavre sommairement lavé était plein de peinture.
Plis.
Ongles.
Cernes.
De toutes les couleurs.








[1] Lui je ne le vois que quelquefois dans la rue, habillé avec un costume bleu chic de chez Barclay, toujours très pressé. Je lui dis bonjour, mais il ne parle que pour se plaindre de la radio des voisins qui est c'est certain infernale, tant qu'elle est forte et nous empêche même de travailler. Il préfère écouter des disques avec de la musique de Bach. J'ai voulu lui prêter des disques de musique moderne de jazz, que j'ai en grand nombre, cependant il n'est pas intéressé. (extrait d’une lettre d’Henry Miller adressée en 1939 à Jean Giono)

[2] En 1919, le professeur Louis Verain, de la faculté des sciences d’Alger, mit au point un appareil d’éclairage qui offrait une plage lumineuse concentrée et orientable, supprimant presque totalement les ombres portées. Cet appareil fut commercialisé à partir de 1920 par la société Barbier, Bénard et Turenne qui s’était déjà spécialisée dans la fabrication d’optiques de phares, de projecteurs de marine ou de DCA pour l’armée, de matériel d’éclairage pour aérodromes ou vols de nuit. L’invention du « scialytique » (du grec skia/ombre et luein/dissoudre) améliora radicalement les pratiques des médecins.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire