Sylvie Durbec,
En résidence à la Maison de la Poésie de Rennes

lundi 31 décembre 2012

poème juste en passant


tout est en attente à cause du gel ou des chasseurs

tout se tait même les feuilles même les nuages

tout retient sa respiration autour de la maison

et dedans

seuls quelques coups de fusil trouent le matin

mais pas très méchamment juste en passant

on dit que cette nuit on va changer d'année

ce ne sera pas la fin du monde mais d'un an

mes amies bourdonnent des chansons brodent

des chemises à poème creusent la farine

pour y déposer une bague

on se tient sur un fil coupant

mais on sait qu'on va pas tomber

pas cette nuit puisque

on veut savoir si ce sera

comme les autres fois

et

on reste en silence

en attendant





vendredi 28 décembre 2012

deux étoiles s'embrassent ce matin


comme si le ciel au-dessus de la colline

était le ciel au-dessus de la Mongolie

tout est joyeux à la bonne place ici

aucune violence du monde et là-haut

deux étoiles collées l'une à l'autre

je vais chercher mes lunettes

je n'y vois plus très bien je le sais

alors cette réunion de deux étoiles

une illusion une explosion une folie

deux étoiles s'embrassent ce matin

c'est tout les chasseurs continuent de tirer

sur le pigeon blanc tant aimé

sur la chatte noire

sur l'écureuil

le vacarme du monde est en attente

seuls quelques coups de fusil

mais surtout ces deux-là deux amies

qui se serrent au ciel l'une à l'autre

une dirait font bêchevette

et brillent encore tandis que le soleil

au-dessus de la colline

jusqu'à la fin du poème

le goût du poème



la vie dans le ciel  file en deux traits brillants

la fenêtre s'éclaire enfin le matin très blanc

et l'avion là-haut emporte plusieurs histoires

 rien n'a changé depuis hier et c'est demain

le chat se moque de toute fièvre il est bien

la vie là-haut a déjà fini sa course éclair

on ne voit presque plus rien de son passage

sa trace ressemble à un petit nuage fin et doux

dans ma bouche toujours ce goût de papier

quand on lèche une enveloppe pour coller

tous les voeux qu'on envoie au nouvel an

mon fils a dit les parents c'est important

en nous remettant ses cadeaux et a souri

c'est juste une histoire de noël un conte

où tout s'ajoute et rien ne s'enlève a-t-il dit

encore et l'écureuil brillant de son frère

sur la table a son tour a dit oui oui oui

plus rien dans le ciel à présent que le vide

bleu hiver d'une journée de décembre

mercredi 26 décembre 2012

Pour commencer quelque poème il faudrait

il faudrait un chat sur le papier

un pas d'oiseau sur le palier

quelques frissons  sur l'eau

l'odeur de la terre pourrissante

la haie coupée en feu un peu

de ciel bleu sur la colline

il faudrait des mains liées

par un serment d'amour

et non pas ce saccage du temps

il faudrait la rumeur ailée des insectes en été

le volcan noir sous les pieds la mer

ce que nous n'avons pas ce que nous avons

il faudrait ce qui fait danser le désir

sur le mur tandis que je dors

et que tout va son cours

au dehors

dimanche 23 décembre 2012

Poème de la fin du monde qui n'arrive pas


poème de la fin du monde qui n’arrive pas

oeuvre de Susanna Lehtinen (détail)

après la peur la radio dit la vie c’est un flux continu ça n’arrête jamais

alors on lit dans le journal

qu’avant la fin du monde les gens font des provisions de robinsons

les vieilles dames et les jeunes

et aussi ceux qui ont des sourires éclatants

et sont intelligents

mon fils me dit  qu’il a des angoisses de plus en plus fréquentes

nous les partageons un moment comme on boit ensemble

tous vivants

tous à dire la vie

tous à parler de tout de ce que nous ne savons pas

et si difficile de parler de ce que nous savons de nous-mêmes

si peu pour résister quand la mort tombe du ciel ou des radios

ou des médecins

au loin corbeaux et voix radiophoniques

dehors et dedans

et on se demande le monde

oublierait-il sa propre fin du monde

vendredi 21 décembre 2012

POÈME DES ÉLÉPHANTES ET DES VIEILLES DAMES


poème des éléphantes et des vieilles dames



on lit dans le journal que des éléphantes sont devenues des vieilles dames

on lit aussi que de vieilles dames sont devenues des éléphantes

on regarde les cheveux blancs des unes et la peau ridée des autres

il y a une photographie c’est bien la preuve dit le journal

que les vieilles dames ont raison de défendre les éléphantes

que tout ça est un peu ridicule mais assez gentil

la vieille peau grise est douce à caresser

les poils blancs du menton aussi

et on ne sait pas qui est le plus malade

qui a la tuberculose qui contamine et tue les humains

qui a la vieillesse qui s’épidémie et  nous effraie

qui est ridicule et qui ne l’est pas

on ne sait pas quoi faire avec ça s’indigner rire et aller ailleurs

loin du zoo loin de ces regards de vieilles animales humaines

je sais que je suis à mi-chemin

pas très loin de l’éléphante

pas très loin de la vieille dame

pas très loin d’en rire

pas très loin de me dire

courons en Mongolie cacher notre ennui au sens classique du mot chères amies

mercredi 19 décembre 2012

Petite nuit philosophique/poème de circonstance

Petite nuit philosophique

Il y a des nuits
à la lumière
et d'autres pas

Il y a des trésors noirs
et des lucioles obscures
il y a des nuits en éclats
et d'autres en morceaux
Il y a des nuits sèches et terribles
et d'autres moites et froides
et encore beaucoup d'autres
Il y a celle de l'enfant 
trop longue nuit malade
Il y a celle des amants
il y a les vieilles mains et les vieux corps amoureux
Il y a des nuits

où la pensée se fait vive
et d'autres où elle encercle le coeur
Il y a des nuits où on danse immobile la fièvre du jour

nuits de chaos
nuits de sommeil
Il y a la nuit où je pense la nuit
où la toux qui me réveille est une amie
parce qu'elle me rend l'espace d'une chambre
aimée
à contempler
sans la voir
Il y a le doute et la peur et la joie
Il y a des nuits où les arbres sont au-dessus des lits
à veiller sur les humains
et d'autres où le ciel est de plomb
d'orage de neige de feu

Il y a des nuits où tous les sommeils
toutes les insomnies
vont ensemble patiner
sur la mer gelée

et d'autres où chaque insomnie
chaque sommeil
brûle sans réchauffer
Il y a des nuits jeunes
à la  peau  fraîche et douce
combien  en ai-je vécues?
et d'autres à la peau usée
de pachyderme
Il y a l'étincelle
il y a l'éteignoir
mais rien de plus tendre
que ces mots trouvés
à côté de toi dormant :

PETITE NUIT PHILOSOPHIQUE 




dimanche 16 décembre 2012

poème de ma mère


 Le paradis de l'oiseleur va s'envoler: publication chez Al Manar en 2013. Hommage à la mère, terrible et douce qu'elle fut et qui n'est pas absente, même après sa disparition. Voici un court poème où on peut l'entendre encore.

huppe-talisman, 2010

Si je te demande comment va ta petite femme,
tu me réponds : j’ai un mari.
Et moi je te dis qu’il est ravi. Et toi, tu ris.
Mari/ravi rime à quoi, rime à rien.
De l’œil, celui qui voit les renards, descend une pantoufle.
On peut y boire dedans, elle est en verre.
De l’autre descend cette voix qu’on entend sous le fauteuil.
Il paraît qu’une huppe habite là. C’est comme ça.
D’autres, c’est l’oreille ou l’œil, qu’ils habitent,
elle, c’est le fauteuil.
Tu dis que ta mère aime rire.
Mais tu oublies :
ça donne un brave travail les mots dans une bouche,
comme les enfants,
quand on en a beaucoup.

vendredi 14 décembre 2012

Neuvième poète helvétique : l'artiste de la frugalité!

Il faut bien revenir.
Ici comme chez soi.
Ce qui pourrait signifier qu'ici est un chez soi.
Et tous les ailleurs pourraient être aussi des ici.
Ou encore que l'on revient toujours chez soi.
Si on en a un, de chez soi.

Le début de l'alphabet

Enfin, comme le héros fourbu ou le vagabond perdu, comme Robert Walser enfourchant sa valise pour loger tantôt à Berne, tantôt à Bienne, comme Sebald errant parmi les histoires sans fin d'Austerlitz, comme qui va mieux et espère en le mouvement de la pensée, je reviens tenir un semblant de compte.
Compte-goutte.
Gouttes de temps.
Gouttes aux essences.
Gouttes à prendre avec de l'eau.

Du lit à la table, enfin.
Quelques petits événements m'ont tiré de ma torpeur malade.
D'abord sans aucun doute la cortisone. Qu'elle en soit remerciée. Il existe certainement un petit dieu pour elle aussi.
Aussi, le petit dieu de la correspondance de Robert Walser (éditions ZOE), acquis juste avant l'arrivée du virus. Là j'y ai trouvé réconfort et légèreté. En ai même un peu brodé ici et là quelques surjets et autres coutures.

nouveau bonzom SD

Ensuite une bonne nouvelle envoyée par l'ami Calamusa: la publication du Paradis de l'oiseleur est annoncée pour 2013. Il fera même les illustrations. Dire que j'en suis ravie, évidemment.


le paradis de l’oiseleur
a le vent pour ami et la pluie
le ciel gris où tracer un récit
et enfermer dans la peur
ce qui chante et s’élève

pour elle la huppe/seul le mépris !
s’envole dans le bleu de compagnie –
la couleur fauve du renard à la main
celle qui dit au revoir
au paradis de l’oiseleur


Et puis, pour finir, bizarrement, (on va voir de quoi je suis moi aussi capable), ce sont les termes écrivain d'avant-garde que s'applique une écrivaine dont je tairai tout de même le nom, dans sa présentation sur le site de son éditeur, qui m'ont donné l'envie de revenir à la table d'écriture en déclenchant une poussée d'humeur salutaire. Heureusement Walser :

Quant à mon commerce de petites proses, il se porte assez mal en ce moment; mais je ne me laisse pas décourager par la baisse de mes actions de prose (...) Je trouve tout cela très compréhensible parce que presque tous les auteurs d'aujourd'hui pètent plus haut que leur cul, comme on dit en parlant de gens qui se poussent du col. (...)
Avec beaucoup de messages cordiaux de votre
Robertchen Walserchen.

Lettre du 14 mars 1928 à Frida Mermet

Alors je le déclare tout net ici à la suite de Robert Walser : je suis une écrivaine d'arrière-garde, celle qui traîne loin derrière les autres et s'amuse d'une libellule posée sur le nombril d'un poète, encore plus attardé que moi. J'ai pensé à Walser, à son éloge des petites culottes et des chaussettes bien reprisées, à ses remarques caustiques et drôles sur les écrivains de son temps. Après tout, on le découvre aujourd'hui avec enthousiasme: un écrivain d'avant-garde mort depuis 1956! On voit par là que je suis prétentieuse puisque j'espère une reconnaissance post mortem égale à la sienne. Mes héritiers devront attendre longtemps...Et moi avec, ce qui éloignera tout avenir pour l'écrivain d'avant-garde...Et puis, l'arrière-garde va bien aux marcheurs indolents dont je fais partie. Le succès court à l'envers et se mord la queue (!).

Nous vivons une époque dans laquelle il est difficile d'avoir de vigoureux succès, aussi bien dans le domaine sexuel que culturel. Il faut être un artiste de la frugalité. Je considère ce point comme très important.
Lettre à Frida Mermet du 13 décembre 1927


Je pourrais écrire encore avec Walser. Parce que ses lettres sont un beau cadeau de Noël avant Noël. Comme s'il les avait écrites pour moi. Comme si j'étais tour à tour Frida ou Herman Hesse ou Max Brod ou...Il y aurait tant à dire, à citer, et revenir évidemment avec lui vers La Promenade, Les enfants Tanner, Le Commis ou encore Le Brigand ou Vie de Poète. Dans ses lettres, on le voit plus que jamais sans patrie, jouant du fait qu'il parle un allemand suisse mais qu'il s'amuse aussi bien avec le dialecte qu'avec le français. Toujours jouant. Construisant dans la déconstruction une patrie portative qui est son écriture, légère, mais vive et impertinente. Osant dire ce que personne ne dit dans une lettre pour prendre congé de l'amie Frida Mermet:

Cette année, je n'ai pas énormément produit, j'ai laissé à quelques génies le temps de se développer (...) mais je reste néanmoins à peu près au neuvième rang des poètes helvétiques, et, à ce titre, je vous envoie mes salutations, et vous reste non pas fidèle à l'excès, ce qui serait lassant pour vous, mais encore et toujours un peu affectionné, et tout en vous vouant une estime inouïe, votre
                                                                                                             Robert Walser



C'est moi qui souligne! Neuvième poète helvétique, voilà qui guérit de bien des vanités...




dimanche 9 décembre 2012

Lorsque les grands-mères meurent...elles renaissent!

Aujourd'hui, il s'agit de renaître!
Marseille, la mer, le soleil, là où je ne suis pas

Alors ce sera une sélection de morceaux épars qui redonnent un peu d'énergie après un dimanche extraordinaire passé dans la chaleur des amitiés poétiques mais où je dois avouer, mon rhume était un peu trop présent.
Lecture d'un extrait de lettre de Robert Walser pour se remonter:
Chère Madame Mermet,
A la vue de ce paragraphe, vous aurez constaté que la vitalité jaillit en tourbillon - et vrombit - et bouillonne encore et moi je saisis cette occasion pour vous demander humblement de vos nouvelles, et si par exemple vous jouissez en tout temps et à toute heure d'une santé pleine et entière. Moi, je ne vais pas mal, j'ai raflé dans certaines rédactions, pour mes étrennes, quelques pièces de cent sous sans pour autant lever le petit doigt ni effleurer la corde la plus ténue de mon être.

Robert Walser, Lettre de décembre 1923


Sandrine Cnudde



De bien belles rencontres à la Petite Librairie des Champs dont celle de Sandrine Cnudde de retour de Norvège pour saluer le poète Olav H. Hauge. Son livre, Le vide et le reste, poèmes et photos, est publié aux éditions Tarabuste:

Je savais
ton nom
avant d'entrer
chez toi
cher O deux H
au cimetière
introuvable ta
pierre levée sur l'herbe
le poète n'est pas 
dans sa tombe
tant que son nom se
lève sur les étagères

Et ce délicieux poème d'une poète finlandaise, Eeva Kilpi, traduite par Kristina Haataja qui était hier à la Petite Librairie des Champs et qui nous a régalés de nombreuses traductions (Hélène Sanguinetti, SD) dont celle-là:

Lorsque les grands-mères meurent
elles se transforment en prairies fleuries, en foin,
certaines mamies deviennent des arbres,
qui murmurent au-dessus de leurs petits-enfants,
les protègent contre pluies et vents,
en hiver étendent leurs branches
en cabane de neige pour les abriter
Mais auparavant elles auront connu la passion.

(Eeva Kilpi,
traduction: Kristina Haataja)


Kun mummot kuolevat
heistä tulee kukkaniittyjä ja heinää
ja joistakin mummoista tulee puita
ja he humisevat lastenlastensa yllä,
suojaavat heitä sateelta ja tuulelta
ja levittävät talvella oksansa
lumimajaksi heidän ylleen.
Mutta sitä ennen he ovat intohimoisia.

( Eeva Kilpi )

 Demain sera plein de vitalité pour la sans-patrie! La fièvre n'empêche pas la poésie!


samedi 8 décembre 2012

Gel du matin dans le sud

Cher Robert,

Ce matin je ne vous lirai pas, cher ami, un extrait de ce livre extraordinaire de Giorgio Caproni que vous auriez aimé si vous aviez pu le lire.
Il me faudrait le chercher dans la bibliothèque et je ne m'en sens pas la force. Ne m'en veuillez pas.
On s'est réveillé dans de l'or glacé et le vent menace de se lever. Ce qui n'arrange pas mon état. Depuis hier, en effet, je souffre d'un refroidissement et me sens fiévreuse. Ce qui ne m'empêche pas d'ouvrir les volets et de regarder le monde autour de la maison.
Le toit en face de chez nous est couvert de glace.
Le soleil fait goutter les feuilles du magnolia.
J'aimerais que vous puissiez voir tout ça, l'herbe gelée, le soleil doré et la colline. Il me semble que si vous étiez là, vous me proposeriez de me couvrir chaudement pour vous accompagner dans une promenade.

Le feu ronfle dans la cheminée et les chats sont blottis dans les fauteuils. Quant à moi, je n'ai pas résisté à l'envie de vous écrire, même si ma lettre sera courte. J'ai pris quelques photos qui vous donneront une idée de ce gel méditerranéen.
Beaucoup de gens croient que nous vivons dans une région paradisiaque. Ils ont tendance à exagérer les bienfaits du climat sudiste. Outre qu'ici tout est excessif (le froid et le vent par exemple), les gens ne sont pas toujours très hospitaliers et une amie m'a raconté un étrange jeu qui a cours dans les écoles. Le jeu de l'estrangier! Les enfants non natifs de notre village sont ainsi poursuivis pendant la récréation durant une sorte de jeu qui peut rappeler les gendarmes et les voleurs, où les enfants se divisent en deux camps, les natifs et les étrangers.
Ceci vous donne une idée de ce que peut être ce sud dont certains rêvent comme d'une patrie idéale. Il me vient l'envie de vous suivre à Bienne et de rejoindre Gustave Roud dans le Joras. Voilà un poète que j'aurais aimé vous présenter!
Je sais que je suis aussi victime d'une illusion. La fièvre sans doute en est la cause. Rêver de partir, de s'éloigner, permet de supporter l'étroitesse d'esprit des villageois. Vous me pardonnerez de céder si vite à l'illusion du départ.



J'ai beaucoup aimé cette demande faite à votre amie, madame Mermet, de vous envoyer le petit pantalon de son fils Louis. Votre manière de mettre en relation vêtements et sentiments me touche beaucoup. J'ai moi-même un lien assez fort avec les chaussures et les chemises. Aussi je comprends à merveille cette façon de remercier madame Mermet de son cadeau:

"J'ai tout de suite enfilé la chemise et je m'y sens très bien, c'est presque comme si je me blottissais contre la douce et tendre poitrine d'une femme."

J'aime aussi que vous utilisiez le français dans certaines de vos lettres, avec une forme de gaieté linguistique qui est réjouissante pour la francophone que je suis. Evidemment, liebe Robert, je me vois incapable d'en faire autant! Ce que vous dites du travail rejoint tellement ce que je pense que j'en ai été toute joyeuse. Il est parfois difficile de dire combien écrire est une manière d'occuper activement le terrain. Ecrire, peindre, bricoler. C'est tout un.

"Les jours passent très vite quand on travaille. Le travail est un grand bonheur pour nous autres humains imparfaits, toujours un peu inquiets, n'est-ce pas, chère Madame Mermet."

Lors de vos envois professionnels, vous savez adopter un ton ferme et justifier à la fois vos demandes d'argent et vos exigences sur la maquette du livre. Voilà qui nous donne du grain à moudre. Lire vos lettres me réconfortent ce matin. Je vous en remercie et prends congé de vous, en utilisant une de vos formules, que j'aime particulièrement.
Dans l'espoir que vous êtes serein, que les jours s'écoulent pour votre plaisir et que vous êtes un peu content et un peu mécontent de ma lettre, je vous adresse mes salutations matinales et cordiales, et pour ainsi dire respectueuses,
votre
S.D.


jeudi 6 décembre 2012

Une exaltante petite surprise, Robert Walser!

"Le voyage a commencé un beau jour de novembre
Mais d'une certaine manière le voyage avait déjà pris fin
Lorsque nous l'avons commencé.
Tous les temps coexistent, a  dit Pancho Ferri,
Le chanteur. Ou confluent, 
Allez donc savoir.
Les prolégomènes, cependant,
Ont été simples:
Nous avons abordé l'air résigné
La camionnette
Dont notre manager dans un accès 
De démence 
Nous avait fait présent
Et nous avons mis cap sur le nord,
Le nord qui aimantait les rêves
Et les chansons sans signification
Apparente
Des Néo-Chiliens (...)"
in Trois, Roberto Bolano

- Roberto, je te présente Robert Walser que tu connais déjà. Mais aujourd'hui, ensemble tous les trois, nous allons fêter son arrivée à Blanès comme il se doit. Et ton retour aussi, cher détective sauvage.
Ce n'est pas si fréquent que les rêves se réalisent et tu en connais un bout sur la question, non? Et puis ce que tu dis là, dans ton poème sur les Néo-Chiliens, ça me rappelle ma fichue rengaine de patrie portative et comment elle est devenue une obsession à partager avec des gens comme toi, comme lui, l'égaré.
- Robert, permettez-moi de vous présenter Roberto Bolano, un écrivain que vous n'avez pu lire pour la bonne raison qu'il est né après votre mort. Mais je suis certaine que vous avez beaucoup de choses en commun, lui le chilien et vous, le suisse.
Ne me demandez pas de me présenter à mon tour. Juste ce souci de la langue, cette patrie que nous partageons tous les trois avec d'autres, Sebald, par exemple ou Pessoa. Patrimoine immatériel. Multiplicité et exil. Mais nous avons mieux à faire que d'écouter mes fatrasies personnelles. Il y a toujours une bonne raison de lever son verre!

Soutine, L'idiot du village et dessin SD

En ce qui me concerne, j'apprends vaillamment le français, je vais au bureau tous les matins, je rentre fou le soir, j'attends des lettres, n'en écris pas, attends néanmoins trois lettres au moins chaque soir. Elles devraient m'accueillir quand j'ouvre la porte, blanches, éblouissantes de blancheur, avec le cher timbre, le doux tampon postal et tout et tout . Et comme il n'y en a pas une seule, je deviens tout chose et je ne peux plus travailler et me dis très raisonnablement : tu n'écris pas de lettres et tu en attends! Eh, benêt.
Ce n'est pas vraiment que j'attende des lettres, mais en ce moment, je ne cesse d'attendre quelque chose d'aussi émouvant, d'aussi tendre qu'une lettre. Tous les soirs, il devrait y avoir une exaltante petite surprise pour m'accueillir, exactement comme une lettre.


Lettre de Robert Walser à sa soeur Lisa, le 5 mai 1898

Si dans la langue de Roberto, j'utilise assez facilement le tutoiement, dans celle de Robert, ça m'est impossible. Il y a peut-être une autre raison. Robert Walser, outre l'écriture minuscule qu'il pratiquait dans les microgrammes, changeait d'écriture selon le destinataire de ses lettres. Et puis il est mort l'année de ma naissance, ou presque. Tandis que Roberto est en quelque sorte mon contemporain. Bonnes ou mauvaises raisons? La lecture de ses lettres répond à son désir d'en recevoir. Il est émouvant de lire ce qu'il écrit à sa soeur sur son désir de recevoir des lettres, désir que nous ressentons parfois si fort et que facebook comble si peu.

Sur la couverture de la correspondance de Robert Walser, l'éditeur (Zoé) a choisi trois photos de l'écrivain. L'une le montre à Berlin, jeune et encore plein de rêves, une autre à la fin de sa vie lorsqu'il partait en promenade avec Carl Seelig et la dernière, en partie tronquée, nous donne à voir son regard.
Comme toujours je me demande quelle photo est la plus proche de ce que fut Robert Walser. Est-ce qu'une parcelle de son identité est retenue dans un de ses portraits? Le berlinois élégant dont le regard s'égare loin de nous, le vieil homme au visage marqué?

Malgré moi se relient les trois visages, mais aussi les trois hommes, Soutine, Walser et Bolano. Je ne présenterai pas Soutine aux deux écrivains. Si c'était en mon pouvoir, j'inviterais à notre table le peintre suisse Louis Soutter. Les deux suisses ont en commun l'expérience de l'asile et le troisième a avec eux celle de la maladie et de l'exil. Et puis, pour ne pas être la seule fille, j'inviterais aussi Aloïse et nous partirions tous les cinq en voyage, un voyage en compagnie du groupe des Néo-Chiliens pour ne pas être en reste avec la musique.

"D'ici là, je vous envoie mes salutations très cordiales et reste votre amicalement dévoué,
Robert Walser

mercredi 5 décembre 2012

266 lettresde R.W, de 1897 à 1949

Encore une fois.
Encore un livre.
Encore l'étrange ivresse d'emporter le livre avec soi.
Comme un petit larcin de rien. Une folie minuscule partagée avec quelques-uns.


Le livre est près de moi.
Il a voyagé jusqu'ici.
Posé sur le lit, il se tient en attente. Plus sage que le chaton qui joue avec l'emballage.
Dans la librairie, il était invisible, à côté des nouveautés.
De tous ces titres dont on lit partout le pire comme le meilleur, de tous ces livres dont on ne peut s'empêcher de se demander combien vont résister, et pourtant c'était pour lui que je suis entrée dans la librairie.

" ...mais il y a maintenant chez nous et sans doute également chez vous beaucoup de gens qui estiment que les poèmes ne sont pas un travail, mais bien plutôt quelque chose de bizarre, de méprisable. il en a toujours été ainsi en Allemagne, la patrie des écrivains et des poètes..."

266. C'est le bon nombre pour une soirée d'hiver. 266 lettres de Robert Walser, le poète aimé, le poète perdu, buveur et marcheur, mauvaise tête et heimatlos.
Je ne sais plus par quel livre de lui tout a commencé. Mais je me souviens que ce fut une joie. Le sentiment d'avoir trouvé ce que je recherchais et que j'avais aperçu dans l'oeuvre de Calaferte. Une sorte de fraternité bizarre, une émotion aussi et ce goût des travailleurs de la semaine que les lecteurs des petites proses walsériennes connaissent bien.
Il y a eu aussi l'ami Carl Seelig venu marcher avec Walser jusqu'à sa mort.
Ses promenades sont une preuve que la fratrie comme patrie n'est pas un vain mot.
Et lisant hier que Maria Maïlat n'aimait pas le cynisme de Cioran, j'ai pensé que moi non plus, je ne l'aimais pas, et depuis longtemps, lui préférant Lichtenberg et surtout Robert Walser. Ils ont une manière de dire la dérision, avec une sorte de tendresse, qui ne les rend en rien supérieurs à l'humanité fragile et ridicule dont ils savent qu'ils font partie, eux aussi.

Je voudrais écrire simplement.
Parler modestement de ce qu'est la patrie portative.
Avec une joyeuse auto-dérision, sans forfanterie.
Comme un poète maigre et grand marcheur, un poète invisible et grand buveur. Un poète aux 50 rêves.
Ou plutôt, oui, dans ce mouvement de la marche et de l'écriture ensemble dont parle Gustavo Giacosa dans sa présentation de l'exposition Noi, quelli della parola che sempre cammina. Redonner à chacun un peu de cette marche que Walt Whitman transforme en écriture poétique :" A pieds et le coeur content/ je m'en vais sur la route..."Toujours la mobilité, ce qui pousse à partir, à rêver d'une patrie portative qu'on amènerait avec soi.
Premier livre de poète lu: Prose du Transibérien et de la petite Jehanne de France. Toujours à chercher de quoi nourrir le mouvement et son immobilité.
Comme la nuit arrive, la lecture des 266 lettres va devenir possible.
Une question encore : existe-t-il des poètes sédentaires?

Arriver à danser et jubiler de la chose la plus triste qui soit. Walser savait le faire.
A rendre sa légèreté à la patrie.
Portative dont légère.
Poésie portative à la Bolano (je en sais toujours pas faire la tilde sur le clavier de l'ordinateur.)


Oui, ce soir, c'est mon seul souhait: danser sur la promenade de Blanès, sous la neige, en compagnie de tous les fantômes et avoir le plaisir de présenter Roberto Bolano à Robert Walser.
Oui, simplement:
-Roberto, Robert.
-Robert, Roberto.
Mes deux fantômes se reconnaîtraient alors et nous irions manger des gâteaux chez l'ami pâtissier de Roberto. Et nous irions ensuite acheter deux bonnes bouteilles pour finir l'après-midi en face de la mer.


la mer à Blanès

lundi 3 décembre 2012

La gloire des oreilles décollées

Il faut commencer par une phrase. Ce sera celle-là:

"La beauté n'est rien au regard de la gloire des oreilles décollées, des épaules bancales et des yeux chassieux. "
Xavier Girard, à propos de Soutine.

carnet du heimatlos

Il y aurait aussi à dire de la traversée des espaces désolés entre Tarascon et Montpellier.
A qui il faudrait un Soutine pour leur rendre ce qu'ils ont perdu et qui pourrait devenir leur beauté actuelle.
De la forme d'une ville à celle d'un visage, de ce qu'il y a autour, oreilles comme ornières des entours,
lieux où ne pas mettre ses chaussures, oreilles à cacher derrière ses cheveux, il n'y a qu'un pas. Quant aux pieds, n'en parlons pas, heureusement qu'il existe des chaussures pour les masquer.
Et j'aime ce mot de gloire que suscite la peinture des travailleurs de la semaine, tout ce petit peuple que peint inlassablement Soutine et qui va des idiots en uniforme aux arbres secoués par le vent, des chemins et du vent aux enfants et aux femmes dont les yeux sont rongés d'on ne sait quelle absence.

Lecture ferroviaire: La forme d'une ville, Julien Gracq.
Et soudain, au détour d'une phrase, me revient le cercle de farine dans lequel je jouais à Marseille, dans la minoterie de Saint Julien où mes parents m'emmenaient jouer pendant qu'eux parlaient avec leurs amis. A-t-il vraiment existé? Je n'en suis plus si sûre. Mais c'était un moulin où nous allions et ce mot, encore plus que celui de minoterie, entraîne avec lui sa part de farine. Cercle des fées blanc que je traçais sur le sol autour de moi comme la forme parfaite de la ville où je vivais.
Blanc et bleu, couleurs de Marseille. Je reviens toujours à ce surnom de Bleue que Lucien me donnait. Lucien enterré dans le village où j'habite par un de ces hasards que Breton appelait objectifs. Il me semblait que ce nom allait avec la mer Méditerranée et l'expression "grande bleue"qu'employait souvent ma mère pour la désigner. Comme les harengs et les fourchettes semblables à des bras sur un tableau de Soutine.

L'enfant Bleue s'entourait de blanc pour se fabriquer une patrie. (J'allais écrire le mot fratrie. Patrie/fratrie? Serait-ce là la patrie de la heimatlos? )
Tandis que ses parents faisaient semblant de vivre ensemble aux yeux du monde, l'enfant jouait.
Monde si petit qu'il aurait tenu dans une main et que j'ouvrais aux dimensions d'un cercle magique de blancheur le temps d'une visite à la minoterie.

La Méditerranée, île de Kerkennah

Je n'avais pas les oreilles décollées.
J'étais trop grande pour mon âge.
Et en cachette je me prenais pour un garçon et m'élevais au-dessus du sol dès que ma mère avait le dos tourné.
Julien Gracq:

" Je croissais, et la ville avec moi changeait et se remodelait, creusait ses limites, approfondissait ses perspectives, et sur cette lancée - forme complaisante à toutes les poussées de l'avenir, seule façon qu'elle ait d'être en moi et d'être vraiment elle-même - elle n'en finit pas de changer."

Un peu plus haut que le sol se trouvait un fragment de patrie qui n'était à personne.
(S'il existe le mot patrie pour désigner une terre, un pays, qu'en est-il du mot fratrie? Evoque-t-il autre chose qu'un lien de parenté? Serait-il lui aussi le lieu d'une terre fraternelle où se réfugier en cas de besoin? Le dictionnaire ne le dit pas. Est-ce que la patrie portative est à mettre en relation avec la fratrie? Suivons l'idiot de Soutine et nous en saurons peut-être davantage. La peinture comme patrie portative? Après tout, pourquoi pas?)

Là on pouvait rêver tranquillement à "la gloire des oreilles décollées" et autres défauts physiques. Et surtout à devenir une artiste sans se demander plus avant de quel sexe exactement on était fait. Entre deux haies de noisetiers, on se prenait à voler tranquillement et tout allait son cours, et pourtant, depuis longtemps le secret honteux avait pénétré assez avant pour que je ne puisse plus croire tout à fait à la puissance des grandes personnes, pas plus qu'à celles des fées.


Restaient, restent les fourmis (fourmifolle d'Edith, par exemple) les noisetiers et autres compagnons de fortune. Ils peuplent les livres de mots et alimentent nos rêves, comme autant d'anges aux oreilles décollées.


samedi 1 décembre 2012

Voir ou ne pas voir le Mont Ventoux de sa fenêtre

Depuis plusieurs jours le vent.
Froid, violent et là-haut, la neige.
A presque 2000 mètres.
Celle dont je rêve, rose et légère au coucher de soleil.
Frissonnante du pas des chevreuils.



De la fenêtre, vent, feuilles en valse, cyprès secoués et l'arbre mort, celui que le voisin irascible a tué.
Mais pas le Mont Ventoux, royal et enneigé, à qui nous tournons le dos.
A un moment de la route que je prends pour revenir à la maison, il surgit, impeccable de blancheur, là-bas, pas très loin en réalité, mais inaccessible. Fouji Yama du sud, isolé et élégant comme jamais.
Il se tient entre la plaine et la colline et disparaît dès que j'approche de la maison.

Il est, lui le solitaire, la justification de vivre loin de Marseille et de la mer.
Il accorde la montagne à la plaine, le soleil à la neige, le vent à la beauté.
On comprendra que je l'aime passionnément.
Comme la mer.
L'un et l'autre sont nécessaires pour vivre ici.
Pour affronter la dureté de ce monde.
Chacun (Ventoux, Méditerranée) distant et proche. En une heure on les rejoint.
Ce qui justifie à mes yeux d'avoir une auto.


Voir ou ne pas voir le Ventoux.
Voir ou ne pas voir un paysage.
Qu'est-ce que c'est, un paysage familier?
Celui de ta famille, celui que tu reconnais, celui qui t'accompagne depuis l'enfance?
On me l'a dit et redit: je ne suis pas d'ici, je suis de la mer, pas de la terre.
Ici, en Provence, on est de la terre.
La terre, ça se clôture, ça se barbelise, ça se mesure.
Marseille, c'est loin et sans limite. Et la mer prend toute sa place.
On ne peut pas l'enclôre, la mesurer, la fermer.
La mer, patrie mouvante sur laquelle aucune frontière ne tient?
Je ne réponds pas. Je cherche des yeux le Ventoux.

Un tigre a surgi dans le pré.
Ce n'était pas Smouroute qui dort à poings fermés depuis que le vent s'est remis à souffler.
Tigre de Borgès qui a surgi depuis Marseille et veut s'installer dans mon bureau.
Tigre offert. Tigre de papier?
Nous verrons quel usage il fera du Mont Ventoux.
Après tout, depuis Pétrarque, les marcheurs du Ventoux savent qu'on peut se perdre sur ses pentes. Surtout quand la neige brouille les pistes.


Des morceaux dont on remplit ses poches font une patrie.
Déposés sur la table, ils rayonnent faiblement.
Ils me sont d'autant plus chers qu'ils étaient promis à la disparition en Bretagne. S'ils étaient restés là bas, ils auraient été jetés, perdus, détruits.
Que faire d'un morceau de béton de chez Guitton, de pétales d'hortensias fanés?
A Lorient il y a eu un Musée Ephémère.
Y aurait-il une patrie du même genre, à confectionner vite et qui resterait précaire?

Le livre, patrie précaire.
Cette impression d'être dans l'encre et hors d'elle.
Cette pensée que le livre importe plus que celui/celle qui l'a fait.
Pour qu'il reste léger, facile à emporter, sans la lourdeur de son auteur.
D'ailleurs son peu de poids est rassurant, dans la poche.
Une patrie qui peut brûler, se noyer, disparaître.
Mais aussi qu'on peut tendre d'un geste de la main à celui qui n'a pas de livre où se mettre.
La nuit obscurcit les arbres.
Et les morceaux de bretagne brillent encore, faiblement bien sûr, mais brillent.
Ils parlent leur propre langue, un peu chaotique mais tendre.
Une langue comme un feu sous la cendre.
Et c'est bon à prendre pour se réchauffer.
Il va geler cette nuit: je n'ai pas rentré l'eucalyptus ni la plante ramenée de La Réunion.
Mais il reste ces débris phosphorescents que la mer nous abandonne.

Mathurin Méheut, Faune des mers, huile sur toile, musée des beaux-arts de Brest.

Mathurin Méheut, Faune des mers, huile sur toile, musée des beaux-arts de Brest.

C'est sûr: je retourne à Rennes en mars. Et c'est tout ce qu'il faut pour faire chanter la nuit!



vendredi 30 novembre 2012

Soutine/Bleu/ écrit à Beauséjour



  

ciel de traîne, bleu prison
SOUTINE




Le vent est bleu, découvrait le peintre et il le savait depuis 1919.

A Cagnes, je l’avais enterré sous le rouge bordant les marches d’escaliers et les yeux des enfants, à Céret dans le toit des maisons, ensuite au Blanc en ouvrant à deux mains le ventre des bêtes, habillant plus tard de rouge les idiots et les morts, ne me lassant jamais de signer mon nom en rouge.


Et voilà que le bleu revenait, ce froid qu’il avait redouté et fui en compagnie de Kikoine, voilà qu’il s’étalait du ciel à la terre, de l’herbe aux nuages.
La couleur des prisons est le  bleu.
De la mer, du ciel et de la chair morte.


Seule la flèche du chemin où se mêlait un peu de rose échappait au bleu. Comme la robe retroussée de Hendrickje, la servante de Rembrandt. Le tableau avait été peint en 1654. Cette robe blanche, la première fois qu’il l’avait observée, il l’avait comprise pour ce qu’elle était, une manière pour le vieux peintre de se sauver. Mais le chemin qu’il avait peint, lui, Soutine, en 1939, se souvenant de la belle matière, ne permettrait pas aux enfants d’échapper à ce qui les poursuivait depuis la Lituanie.


Ce n’était pas un torrent, ni la chaleur, ni le ciel de Céret.
Ni même la neige de Lituanie.
Là-bas en ce temps tout était rouge.
Mais bien autre chose de noir et de bleu.
Les souvenirs longtemps avaient pris la couleur des rochers et des viandes.
Tout ça saignait dans sa mémoire mais ça n’avait rien de triste.
Et puis tout avait basculé.


Peut-être était-ce venu avec la musique. L’Allemande. Une musique bleue, naturellement. Presque noire comme une forêt. Il ne s’était pas méfié. On ne se méfie pas de la beauté. C’était lui qui avait voulu s’en emparer comme de tout ce qui le précipitait dans la sauvage acceptation du monde. Mais là point de folie. Une douceur mortelle.
Car la musique de Bach était la plus belle du monde, au point qu’il avait cru le compositeur encore vivant. Avait demandé à le rencontrer. On lui avait ri au nez. Mais lui : je suis Chaim Soutine, le peintre. Il avait acheté tous les disques[1].


Et là, au fond de lui, au milieu de son corps, ce trou.
Hurlant. Trou du ventre. Rouge. Mais non, bleu, avait murmuré la petite voix. Personne ne comprend ce que tu veux dire quand tu dis : cette douleur est bleue. Et pourtant c’est vrai. Mais les médecins ne savent pas ce que je veux dire en utilisant de la couleur pour décrire une souffrance. Ils ne savent rien du tout! Sont bêtes brutes ignorantes !
Pour eux l’intérieur d’un homme est rose, à la rigueur rouge, mais bleu…
Non seulement ils me croient fou, mais disent que je suis un malade imaginaire !


Heureusement le blanc apaise un peu le cri, panse un peu la plaie.
Il faut juste que nous trouvions lait et bonbons.
Du lait pour la douleur.
Des bonbons pour les enfants.
C’est vrai que parfois cette pauvre femme m’offre des glaïeuls. Pour me redonner du rouge et rendre un peu de couleur à mes vieilles toiles.
Parfois aussi le feu.
Pendant longtemps arbres et maisons. Quelques vivants presque morts. Des enfants idiots et fanfarons.
Et enfin ceux-là, sortis en courant de l’école et moi, avec mes pinceaux et mes couleurs, bleu, vert, blanc, tentant de les rattraper.
Les bonbons pour les appâter.
Et les capturer vifs pour calmer l’irritante douleur.


Mais le bleu recouvrait la toile. Même le noir de leurs sarraus virait au bleu.
Le vert lui-même, j’en venais à le voir bleuir et s’envenimer, comme l’herbe, comme les feuilles au bout des branches.



Le tableau de 1939 a été peint au futur.
Tout parle la langue de la fuite et du départ.
Il faut se dépêcher de rentrer.
Il faut se hâter de partir.
Retour de l'école, après l'orage. Deux enfants se tiennent par la main en sarrau noir, l'un  semble avoir les jambes nues. Le ciel est traversé de traînées nuageuses et le vent agite les arbres courts et l'herbe des prés que le chemin traverse. Ciel de traîne.
Le bleu domine. Avec le vert et le blanc.
Pas de signature visible. Je n’emploie plus le rouge.
Les enfants avancent sur un chemin blanc qui ressemble aux nuages et à la robe de la femme sur le tableau imité de Rembrandt.
C'est un beau morceau de peinture.
Qui fuit sur le chemin?
Où est la maison des enfants? Ils ont quitté l'école et l'orage et courent vers ce que vous ne pouvez pas voir. Hors du tableau.


Je repars en Lituanie. Les allemands sont à Paris.
Dit Soutine en montant dans l’ambulance.


L’hôpital sera blanc.
Les draps, le carrelage.
C’est ainsi qu’on soigne le sang en France.
Avec du blanc comme le lait dont j’ai arrosé mon ulcère.
Mais le lait comme le blanc des yeux devient bleu.
A cause de la lumière du scyalitique[2].


Mon ventre ouvert est bleu.
Des gens s’affairent, effrayés.
La mort est là, disent-ils, en croyant que je ne peux les comprendre.
C’est un juif, dit un médecin.
Sans étoile, ajoute une infirmière.
Ni mauvaise, ni bonne, conclut l’anesthésiste.
Certains ont ri. D’autres, pas.


Sur mon ventre refermé une femme a disposé des glaïeuls entrelacés à mes mains sales. Elle savait que je ne pourrais pas refuser. Ils étaient blancs.
Mais mon cadavre sommairement lavé était plein de peinture.
Plis.
Ongles.
Cernes.
De toutes les couleurs.








[1] Lui je ne le vois que quelquefois dans la rue, habillé avec un costume bleu chic de chez Barclay, toujours très pressé. Je lui dis bonjour, mais il ne parle que pour se plaindre de la radio des voisins qui est c'est certain infernale, tant qu'elle est forte et nous empêche même de travailler. Il préfère écouter des disques avec de la musique de Bach. J'ai voulu lui prêter des disques de musique moderne de jazz, que j'ai en grand nombre, cependant il n'est pas intéressé. (extrait d’une lettre d’Henry Miller adressée en 1939 à Jean Giono)

[2] En 1919, le professeur Louis Verain, de la faculté des sciences d’Alger, mit au point un appareil d’éclairage qui offrait une plage lumineuse concentrée et orientable, supprimant presque totalement les ombres portées. Cet appareil fut commercialisé à partir de 1920 par la société Barbier, Bénard et Turenne qui s’était déjà spécialisée dans la fabrication d’optiques de phares, de projecteurs de marine ou de DCA pour l’armée, de matériel d’éclairage pour aérodromes ou vols de nuit. L’invention du « scialytique » (du grec skia/ombre et luein/dissoudre) améliora radicalement les pratiques des médecins.