Sylvie Durbec,
En résidence à la Maison de la Poésie de Rennes

mercredi 7 novembre 2012

Orion aveugle, d'Avignon à Rennes


Je commencerai ce nouvel article par un extrait de Claude Simon qui m'a beaucoup frappée après la visite hier à la Maison d'un groupe de femmes mal voyantes. Tiré d'Orion aveugle, le texte est  écrit devant et avec le tableau de Nicolas Poussin qui représente Orion aveugle portant un serviteur clairvoyant qui lui indique le chemin. Le paysage autour d'eux pourrait être celui de la campagne que j'ai traversée hier, entre Le Mans et Rennes. Arbres magnifiques, nuages enroulés comme fumées, et partout la lumière d'automne.





"Le rocher qui surplombe la colline, aux pans violemment éclairés ou obscurs, le bouillonnement tumultueux des nuées aux noirs replis, sont de la même nature que le dos musculeux, rocheux du géant englué dans cette même argile où le créateur a pétri indifféremment les formes du monde vivant et inanimé. La curieuse disposition des nuages vient encore confirmer au visiteur du musée qu'il ne contemple pas un spectacle à trois dimensions. Ils imitent les circonvolutions intestinales et cartonneuses de ces nuées parmi lesquelles trônent les vierges et les saints des retables baroques, leurs pieds de marbre posés comme sur des coussins sur leurs tourbillons taillés au ciseau dans la pierre ou moulés dans le stuc et qui serpentent entre les colonnes torses, se mêlent aux plis des linceuls pendant hors des sépulcres, aux draperies qui déploient leurs tonnes de porphyre en d'aériens baldaquins claquant au vent d'imaginaires tempêtes et soutenus par des angelots. Autour de la tête d'Orion (et non pas derrière) ils enroulent leurs lourdes volutes avec lesquelles se confondent les plis flottants de la tunique du serviteur perché sur ses épaules, désignant de son doigt au visage aveugle un but idéal, fait seulement, comme le doigt lui-même, les paupières closes, les épaules bosselées et les empreintes des pieds monumentaux dans la poussière du chemin, d'une mince pellicule de couleur."

Claude Simon, Orion aveugle (Skira, 1970, p. 127-129)

Ici je retrouve tout ce que j'aime, la peinture et la littérature, mais surtout leur lien avec le monde qui nous entoure. D'abord le paysage. Ensuite cette allusion à notre condition. Et puis là, c'est le lien avec ce que j'ai entrevu hier en recevant ici ces femmes. Elles avançaient en se tenant l'une à l'autre, la main posée sur l'épaule de celle qui précédait. Etrange de les voir s'avancer dans la petite allée, avec la belle lumière du couchant, souriantes et prêtes à la rencontre. Quand elles sont reparties, plus tard, la nuit était sur le jardin. Entre-temps, nous avions ri, écouté la voix de Nathalie Guen lisant Smouroute, parlé des différents accents et de tout ce qui s'entend dans une voix, et elles avaient tenu dans leurs mains les coquilles smouroutiennes, faisant jouer les deux valves et m'avaient écouté lire, en me demandant de lire encore. Elles nous ont même demandé de décrire la maison et je suis sortie dans le jardin pour vérifier deux, trois choses. Comme si à force de voir, on ne savait plus ce que nous voyons.

Revenue chez moi, je suis allée relire le poème de Baudelaire. Et regarder le tableau de Breugel.
Je n'ai rien retrouvé de ce que j'avais connu, pendant cette rencontre. 
La métaphore du tableau m'a paru facile. Et l'horreur de Baudelaire incongrue.
Alors m'est revenu l'Orion aveugle de Claude Simon.
L'oeuvre de Poussin se trouve à New York, au Metropolitan Museum of Art. C'est un assez grand tableau ( 119x182). On y voit Diane perchée sur un arbre. C'est elle qui a puni Orion en le rendant aveugle.
La méditation de Claude Simon sur le tableau de Poussin renvoie évidemment à une réflexion ( comme en miroir) entre écrire et dessiner. Tracer un chemin à l'écriture. Il y a un superbe dessin de Claude Simon dans la préface qu'il écrit à Orion aveugle. 
Orion, c'est le poète.


"Je ne connais pour ma part d’autres sentiers de la création que ceux ouverts pas à pas, c’est-à-dire mot après mot, par le cheminement même de l’écriture.
Avant que je me mette à tracer des signes sur le papier il n’y a rien, sauf un magma informe de sensations plus ou moins confuses, de souvenirs plus ou moins accumulés, et un vague -très vague- projet. "

Et le serviteur est à la fois le papier et la main, celui qui ouvre le chemin. 
Chemin qui rejoint celui sur lequel deux enfants en sarrau noir avancent en se tenant par la main.
Michel Kikoine et Chaïm Soutine en route pour Vilna et Paris, en 1909.
La peinture.
Mais aussi en fuite à cause de la guerre faite aux enfants juifs, en 1939.

J'aime que la collection Skira ait porté le nom de Sentiers de la création. Un sentier est plus étroit qu'un chemin. Plus secret aussi. Les petits écoliers de Soutine courent sur un chemin qui est presque une route. Comme les aveugles de Breugel. Vers quelle fosse courent-ils tous? 
Orion et son compagnon ne vont pas tomber. Les visiteuses du soir non plus, guidées qu'elles sont par une envie si forte d'être et d'entendre que le chemin pour elles ne peut que se poursuivre, même si leur nuit est profonde, la route éclaire leur avancée. 
Je les ai vues monter dans le car et s'en aller, joyeuses, m'a-t-il semblé, et nous l'étions aussi en nous rappelant certaines de leurs remarques, si clairvoyantes. 
Alors je me suis ressouvenue d'une interrogation: quel est le lien entre ce qui s'écrit là et ce qui s'écrit dans la patrie portative? Comment vais-je faire le lien?
Ce sera la question au centre de cette deuxième partie de résidence, me suis-je répondue, traçant sur la page deux colonnes, d'un côté, le gauche, l'heimatlos apatride, et de l'autre, à droite, les lieux et les textes écrits ici, comme dans une traduction bilingue. Me voilà au début du sentier. Poursuivons!



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire